🔨 Brève 🔨 déconstruction des préjugés carcéraux

Il faut bien « punir », non ?

On entend encore : « Un individu pareil, il faut bien le punir, quand même ! » « Il l’a bien cherché. » « Il se croyait tout permis. Faut bien qu’il apprenne à filer doux. » « La Société a le devoir de se protéger. C’est simple ! » « Si vous n’enfermez plus les voleurs et les violeurs, tout le monde deviendra voleur et violeur... » « Il a pris ses responsabilités ; il a qu’à payer. » « Il ne comprend que la méthode forte ? Va pour la méthode forte ! » « Il faut condamner, ne serait-ce que pour le principe... » « On ne peut pas laisser les meurtriers courir les rues. (Non, sur les routes, c’est pas pareil...) » « On ne cherche pas forcément à lui faire mal, il faut juste qu’il comprenne qu’il y a une loi. Point final. »
On ne veut plus l’entendre !

La société qui punit un de ses membres (par l’exclusion) c’est la société qui refuse de se remettre en question et qui préfère rendre l’individu coupable des symptômes de son dysfonctionnement.
La punition d’un « coupable » permet donc aux « innocents » d’une part de se conforter dans l’idée qu’iels le sont et d’autre part d’obtenir réparation. Comme si la souffrance d’un désigné coupable et de ses proches allait effacer l’acte déviant rendant ainsi la société plus sûre et moins meurtrie. En punissant par l’exclusion, on nie la responsabilité collective des conjonctures qui vont pousser quelqu’un à refuser l’autorité de la loi par nécessité de survie...

La société punitive et sécuritaire choisit de traiter le voleur de pommes et le meurtrier de la même façon, le rejet et la sanction brutale et contre-productive, donc l’enfermement. Par ce choix, elle refuse de penser la réinsertion ou la resocialisation des justiciables. C’est la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent ... La volonté de punir, c’est rejeter la faute sur l’autre, lui imposer, ainsi qu’à ses proches, la souffrance de l’exclusion dans l’espoir d’obtenir réparation. Punir par l’enfermement n’est bénéfique pour personne, ni pour les victimes qui s’obtiendront qu’une courte satisfaction en criant vengeance, ni pour les détenus qui subissent l’exclusion. Comme le dit Catherine Baker dans "Pourquoi faudrait-il punir" [1] : « L’idée d’une Justice qui rend le mal pour le mal ne peut être défendue qu’au mépris de toute justice. »

Contrôle de l’ordre social

En se limitant à cette analyse : la prison et la punition comme outils d’élimination, on risque de ne pas voir le système punitif et la prison comme faisant partie d’une stratégie plus générale de contrôle de l’ordre social.

Dans son cours de 1973, intitulé « La société punitive », Michel Foucault [2] interroge le système punitif selon trois axes : le pénitentiaire, l’illégalisme et le coercitif [3] [4]. C’est le nouage de ces trois dimensions qui rend compte de l’invention de la prison.

Le pénitentiaire s’attaquerait moins aux infractions qu’au comportements irréguliers, c’est à dire punir un individu pour ce qu’il est, ce qu’il représente et pas pour des faits commis. L’enfermement comme contrôle moral des comportements.
Le concept d’illégalisme introduit la punition dans le prisme des rapports sociaux propres au capitalisme, l’enfermement est alors un moyen pour la classe dominante de transformer le rapport à la déviance et de protéger ses intérêts par la production et le maintien d’un milieu de délinquance que l’opinion publique ne saurait tolérer.
Le rôle coercitif du système pénal relève plus du contrôle permanent et généralisé par l’institution étatique, ce contrôle s’apparente à celui qu’impose le professeur ou le médecin, on a la certitude d’être surveillé et donc de devoir rentrer dans la norme acceptée par l’institution qui surveille. Ce contrôle s’accompagne d’une punition en cas d’écart à la norme, avec comme punition suprême l’enfermement. La punition à ici une fonction d’intimidation.

Que ce soit parce qu’elle refuse d’admettre son échec à rendre effectivement justice ou pour contribuer au maintien d’un ordre social établi, la justice continue sur la voie de la punition quand elle devrait s’orienter vers la médiation, la réparation des fractures sociales.

Catherine Baker « Pourquoi faudrait-il punir »

Le pouvoir de qui punit suppose, nous l’avons dit plus haut, d’abord qu’il soit le plus fort c’est-à-dire qu’il puisse compter sur ses muscles ou sur ceux de la force publique, à moins qu’il sache reconnue par l’autre la force purement symbolique de sa seule autorité. Ensuite, à tort ou à raison, le punisseur tire son pouvoir de l’assurance qu’il a d’être du bon côté, du côté de la loi, de l’ordre, du bon droit.

La peine infligée par un tribunal va jusqu’au bout d’une violence institutionnelle qui appelle forcément une réponse. Il nous faut renoncer à cette chimère d’une vengeance qui, assumée par l’État à la place des particuliers, en serait plus pure, plus désintéressée. Elle n’est guère plus reluisante ni plus intelligente que l’autre. Quand la Justice punit un voleur, elle entretient chez tous les voleurs le besoin de se venger. Quand elle s’attaque à un « sauvageon », elle ensauvage la cité. L’idée d’une Justice qui rend le mal pour le mal ne peut être défendue qu’au mépris de toute justice.

La volonté de punir est à l’origine de presque tous les crimes de sang non accidentels. Sombres histoires de jalousies ou de règlements de comptes. Mais c’est encore plus vrai - nous y avons fait allusion dans le chapitre précédent - de ce besoin maladif de vengeance qui aiguillonne la plupart des tueurs en série. Quand on peut lire le récit de leur vie, on est frappé par ce leitmotiv : « J’ai voulu me venger ». En général il s’agit d’une mère sans amour, mais ce peut être d’un viol au cours de l’enfance ou d’un séjour voulu par les parents en hôpital psychiatrique. Le tueur en série, comme des millions de gens dits normaux, se venge sur quelqu’un de son sentiment d’insécurité. C’est injuste.

La vengeance sociale est de même nature que la vengeance individuelle. Qu’est-ce qui est censé la rendre plus juste ? Le droit, autrement dit la puissance. Et pourtant, malgré cet exemple entre bien d’autres, il nous faut reconnaître que l’un des ressorts de la cruauté est le manque d’imagination, l’incapacité de se représenter vraiment ce qu’on fait, de se mettre à la place de l’autre. Quelle peine leur aurait semblé équitable ? J’ai souvent posé la question à des détenus qui regardaient comme juste d’avoir été jugés coupables, mais injuste la peine de prison qu’ils trouvent tous dégradante (et comme me l’écrivait l’un d’eux à sa libération, après avoir accompli vingt-cinq années : « On peut dire que la taule m’a enfoncé dans la pire merde que j’avais en moi. ») Leurs réponses recoupent tout à fait celles recueillies par Anne-Marie Marchetti. Les moins imaginatifs ne sortent pas de l’idée d’incarcération. Mais ceux qui ont fait plus de vingt années considèrent pratiquement tous que cinq ans de détention est à peu près le pire qu’un être humain puisse endurer sans dommages irréversibles.

Jacques Lesage De La Haye, « L’abolition de la prison » [5]

p.13 Une société qui enferme avoue sa peur et son incompétence.
D’où son échec.

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Frédéric Gros « Foucault et la société punitive » [6]

L’idée importante, c’est de considérer la prison comme un révélateur de stratégies plutôt que comme le simple effet institutionnel d’un geste politique monotone et massif (éliminer la contestation, bannir la plèbe séditieuse). Deux choses ont été établies jusque-là : la prison doit être comprise comme un instrument tactique dans une guerre civile continue, plutôt que le simple effet d’un geste majeur d’exclusion ; d’autre part, un certain nombre de textes à partir de la fin du XVIIIe siècle requalifient le criminel comme « ennemi social ».

Les deux systèmes peuvent paraître extraordinairement hétérogènes, mais ils se rejoignent pour Foucault dans ce qu’il construit comme la notion de pénitentiaire. Le pénitentiaire dans le cours de 1973, c’est l’idée d’un enfermement qui sanctionne moins l’infraction à une loi que l’irrégularité de comportement. Il repose donc sur une perception morale des conduites, attentive à repérer des déviances, des écarts, des attitudes déplacées, des vies dissolues. C’est un enfermement encore qui suppose des structures de surveillance, de contrôle, et un objectif de transformation du comportement individuel. On enferme un individu non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est (sa nature vicieuse, ses mauvais penchants, etc.).

L’idée que les transformations du capital sont à l’origine de la prison se déploie, au cours des leçons de 1973, dans une double dimension, illustrée par deux concepts : celui d’illégalisme et celui de coercitif. Il s’agit dans le premier cas de révéler une fonction de la prison dans les rapports sociaux, et dans le second de la considérer comme un symbole de ces mêmes rapports sociaux : une utilité et une utopie sociales.

Sans même parler de cette forme majeure que serait une révolution, la bourgeoisie (qui autrefois était complice de l’illégalisme populaire parce qu’ils avaient le même adversaire (le prélèvement de type féodal) ) le considère maintenant comme dangereux et nocif, car il risque de s’attaquer directement aux richesses accumulées (marchandises, machines, produits agricoles). De telle sorte qu’il s’agirait au fond de casser cette vieille tradition d’illégalisme populaire en suscitant un illégalisme spécifique et fonctionnel : celui de la délinquance, qui servirait à la fois de contre-modèle et de moyen d’infiltration. La prison, par sa logique propre (récidive, proximités, complicités) permet la constitution d’un milieu de délinquance. De telle sorte que, d’une part, le « bon peuple » sera enclin à refuser tout illégalisme, la prison produisant un illégalisme présenté à la classe ouvrière comme dangereux, disqualifiant et hostile ; et, d’autre part, la bourgeoisie pourra toujours s’appuyer sur cette délinquance, soit pour ses basses œuvres, soit encore pour infiltrer le prolétariat et prévenir ses révoltes politiques. Si l’on appelle « pénitentiaire » le thème d’une prison qui va bien au-delà du principe d’une détention ordonnée par la justice pour une infraction définie par la loi, et qui construit l’idée d’un enfermement pour mauvaise conduite et apte à régénérer ces individus soumis à une vigilance perpétuelle, eh bien on pourrait appeler carcéral le thème d’une fonctionnalité de la prison, comme production d’une délinquance utile à la classe dominante et propre à décourager tout illégalisme politique.

Mais le cours de 1973 peut permettre aussi, je crois, de nous poser au moins deux questions.
Premièrement, on a, dans ce cours, l’idée que le capitalisme de la production industrielle de masse et de l’exploitation systématique des propriétés agricoles avait, au début du XIXe siècle, entraîné une redéfinition majeure du jeu des illégalismes entre la bourgeoisie et les classes populaires. On pourrait se demander ce que l’émergence depuis le début des années quatre-vingt d’un nouveau capitalisme, le capitalisme financier, provoque comme redistribution des illégalismes, alors même que le problème n’est plus dans ce corps à corps de l’ouvrier et de la marchandise. La création de richesses dépend en effet aujourd’hui beaucoup plus de capacités d’anticipation sur des flux et de maîtrise de réseaux informels, et il conviendrait, à partir de là, de décrire les nouvelles complicités et les nouveaux clivages.
Ce cours nous permet aussi de comprendre la crise actuelle de la prison et sa transformation : c’est l’affaiblissement du poids social des institutions coercitives décrites par Foucault qui amène l’effacement de son évidence, d’autant plus que la sécurité se comprend davantage aujourd’hui à partir d’une logique de contrôle des flux que d’enfermement : ainsi, le grand paradigme de la sécurité est aujourd’hui l’aéroport plus que la prison.

Pourquoi alors la prison demeure-t-elle, et pas seulement en France, la modalité punitive majeure ?
Par manque d’imagination punitive ? Ou bien parce que ce qui compte aujourd’hui, c’est qu’on y passe avant de rejoindre une autre centrale, qu’on y laisse des traces et des dossiers informatiques, à compléter pour le prochain passage ? Ce qui fait résonner ensemble aujourd’hui les hôpitaux, les prisons et les écoles, ce n’est plus l’imposition autoritaire de normes, mais les dispositifs de traçabilité.

Par rapport à ce niveau du « coercitif », la prison a un double statut d’isomorphie et d’aboutissement. Par là il s’agit de dire, premièrement, que ce qui rend la prison à la fois acceptable et évidente, c’est qu’elle est l’institution coercitive par excellence : condensé de surveillance ininterrompue, d’enfermement radical et d’examens répétés. Elle ne peut plus apparaître comme le symbole d’un abus de pouvoir, puisqu’elle ressemble à toute une série d’institutions parallèles, socialement parfaitement acceptées.